2019 - LP
Écouter le nouvel album de Jean-Louis Costes, parmi les douceurs de l’époque, rappelle à quel point le Parisien occupe à lui seul un espace de radicalité musicale unique et nécessaire. Ceux qui ne s’y sont jamais frottés et croient, parce qu’ils écoutent de temps en temps quelques bizarreries américaines ou britanniques, qu’ils ont fait l’expérience de musiques qui dérangent pourraient être surpris. Car il y a chez Costes plus de surprises (bonnes ou mauvaises), d’audace et d’invention que chez beaucoup d’autres. L’homme qui aura prochainement 65 ans n’a toujours pas de descendance musicale. Jean-Luc Le Ténia avait, en son temps, développé un goût semblable pour la provocation et un même génie de la pop DIY. Il s’est malheureusement retiré trop tôt du jeu.
La Vie Tue, qui sort en vinyl chez Jelodanti Records, est un album de 12 titres formidable, dissonant, maladroit, salace et d’une intelligence forcenée. Jean-Louis Costes y affiche, avec l’économie de moyens musicaux et vocaux qui le caractérise, une forme éblouissante et une envie d’en découdre avec son époque intacte et aussi déterminée que dans ses écrits. On entre dans cet album par le biais du sacré : un instrumental au piano inattendu, « Crépuscule », déroule une chopinade de trois minutes, guillerette et burlesque, qui se termine en ascension entre la Vierge Marie et un chat… tiède. Costes enchaîne sur le remarquable « L’Amour est mort », miniature délicate et fragile entre Dominique A trash et Jean Bart barré, chantée d’une voix chevrotante. « Comment c’est possible que l’amour disparaisse ? Comment c’est possible que l’amour meure ? Il était tellement vivant, chaud, palpitant. Je bandais toute la nuit et toute la journée et elle mouillait comme la fontaine des féés. Et d’un coup tout s’est arrêté, la source s’est tarie, le pénis est mou, tout mou, mooorttt. » Le morceau dure à peine plus de deux minutes et réussit autour d’un texte cru et naïf à la fois à créer une extraordinaire émotion romantique.
La Vie Tue travaille au corps la manière et les matières amoureuses. C’est ce que Costes prolonge avec une même réussite sur les deux morceaux qui suivent. « Préhistorique » est un conte cruel aux arrangements baroques/industriels où deux amants se dépouillent de leurs artifices (et de leurs téléphones) pour vivre comme des hommes préhistoriques… romantiques. Sur « Allongé Dans Un Pré », le morceau le plus « up to date » ici, le chanteur singe Maître Gims et les chanteurs qui dominent le marché en produisant la plus incroyable chanson existentialiste de ces dernières années. L’utilisation du vocoder sur la voix fausse et cassée de Costes est une idée de génie qui est non seulement hilarante mais s’impose comme la critique la plus décisive et convaincante qu’on a entendue de cet instrument de mort. Le texte est un must également : « m’allonger dans un pré, sous le ciel étoilé, mes yeux sont aspirés par l’étoile dorée. Le corps mort, l’esprit vivant. Les yeux fascinés par le Dieu évident. Oublier le monde, oublier les emmerdes. S’évader du corps. L’esprit sort de sa cage.» Suit l’inévitable masturbation, signature aussi récurrente et codifiée que chez Houellebecq et aux contours similaires d’aboutissement physique, spirituel qui, par essence, ne dure pas.
La Vie Tue touche au sublime quand Costes reprend dans une variation assez éloignée de l’original (textes et paroles revisités en toute fidélité) « La Coco » de Fréhel. Ce morceau est extraordinaire, arrangé comme du Suicide et conclut, comme dans la version de départ, par un meurtre au couteau qui donne au chanteur l’occasion de verser dans la folie. C’est Frankie Teardrop sous coke qui rejoint la culture de la chanson française et de l’opérette, chanson monstre et de déséquilibre intense. La face B du disque n’est pas en reste et alterne les exercices de style. « Trop belle pour toi » est une vraie belle chanson qui se tient, encore une fois, à la limite de la parodie et du sentimentalisme premier degré mais qui fonctionne aussi bien qu’on l’écoute pour rigoler ou pour s’émouvoir. Tout le talent de Costes tient dans cette capacité à être crédible et émouvant jusque dans l’expression d’une folie exubérante et sans entraves. La Vie Tue est terrible, difficile à écouter, scatologique et porno mais s’avère poignante dans la durée. Le titre est comme un uppercut, violent et pas si simple à soutenir, tandis que les arrangements, assez incroyables, incorporent une matière post-punk, des instruments classiques et ce qui ressemble à des samples qui font penser aux collages sonores d’un Martin Rev en roue libre. Le reste est à l’avenant : simili chav rap à la MC Deevo dans l’incroyable « SMS Dans Les Toilettes » ; plainte insoutenable et lugubre sur « Dans Un Monde Sans Musique », ou slam cheap et minimaliste, mais aussi bouleversant, sur l’énorme « Un Pont Suspendu ». Il ne faut pas commettre l’erreur de croire que tout cela est fait à la va vite ou n’est que l’expression d’un esprit dérangé. Chaque outrance est maîtrisée et contenue dans un cadre musical strict et référencé. Costes a développé au fil des décennies une vraie science du dérangement qui s’appuie autant sur le punk et le lâcher prise que sur l’incorporation d’éléments classiques. C’est une révérence aux temps passés qui montre ses fesses au futur. C’est comme cela qu’il faut recevoir La Vie Tue, comme un cri de désespoir et d’amour mêlés. Il faut écouter le final « Ca Va Faire Boum » pour comprendre que Costes a tout bon. Le vocoder est de nouveau de sortie sur une déclamation nihiliste : « Je vous préviens les mecs. Ca va faire boum partout. Pas la peine de faire des projets, d’acheter des baraques, de faire des études, de faire des économies et se prendre la tête, de se marier, de faire des gosses tout ça. Ca va faire Booouuum. Bouuum partout. » D’où qu’on se place, il n’y a rien à redire.
Costes pratique la politique de la terre brûlée. Tout ce qu’on peut écouter après lui est rendu dérisoire et plus léger que l’air. C’est à cela aussi qu’on reconnaît les disques importants. Ils ne font pas forcément plaisir mais remplacent tous les autres. La Vie Tue est un disque majeur, con et brillant, régressif et décisif, un disque politique et à sa manière plus œcuménique et fédérateur que tous les discours de réconciliation nationale.
Auteur : Benjamin Berton
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